55 a – Luz Serrano Val au 401 – « C’est encore loin » ?

 L’artiste Luz Serrano au 401 . du 28 septembre au 20 Octobre 2019.

 
Luz Serrano est une enfant de la « Retirada ». Son père a écrit un très beau livre (Memorias de un hombre cualquiero) sur son parcours de jeune berger, qui, peu à peu , grâce à ses lectures,  son ouverture sur le monde, ses convictions humanistes, va devenir un républicain actif . Comme beaucoup, il fuira la folie franquiste, et s’exilera en France avec sa femme et leur fille de 
 2 ans : Luz .

Même s’il est évident que la production picturale de l’artiste  est imprégnée de ce parcours très singulier il serait dangereux de la lire à l’aune de ce seul paramètre.

 La peinture de Luz Serrano,  dès l’abord, happe le spectateur par   l’apparente liberté de ton, la technique magnifiquement maitrisée et le parti-pris figuratif… Mais elle trouble dans le même temps  parce qu’elle résiste à toute réelle interprétation.
Et si les éléments proposés 
changent peu, (des formes humaines adultes, une forme enfantine , des valises, la nuit, le départ, la marche), les procédés picturaux changent par contre sans cesse : les formats ( du 1F au 120 F),  le travail de la pâte: lisse, granuleuse, écrasée, fondue,  les rapports ombres-lumières très variés, les positions et emplacements des personnages, parfois en bord de cadre, tantôt tournés vers l’intérieur,  tantôt prêts à quitter l’espace, les nombreux brouillages et effacements …  et l’on se dit :  « mais que cherche-t-elle donc   ? « 

C’est sans doute dans le livre du père que l’on trouvera la réponse. En lisant les pages sur l’exil,   on comprend  un peu mieux ce qu’a vécu l’enfant dans les mots de son père. Luz avait un peu plus de 2 ans quand le terrible voyage a commencé :   séparation d’avec ses grands- parents,  divers logements d’attente en Catalogne,  grand départ enfin, en voiture d’abord, à pied ensuite, pour  transiter par divers camps de réfugiés, séparation d’avec le père, beaucoup de drames à surmonter. Pourtant dans la peinture de Luz Serrano, seuls survivent le départ et la longue traversée des Pyrénées à pied. Or pendant cette  semaine de marche, elle a vu des voitures et des chars que l’on précipitait dans les ravins, des soldats blessés qui tombaient et mouraient, des hommes affamés qui tuaient du bétail dans les prés , les dépeçaient, pour les cuire et les manger avec le groupe…, , un paysan apitoyé par la  très petite fille, lui offrant lait et nourriture , un autre  la portant dans ses bras pour alléger la mère: instants excitants ou moments traumatiques.

.. et elle ne peint rien de tout cela.

On parle du mystère de l’amnésie infantile. Du fait qu’à 2 ans l’accès au langage est insuffisant pour donner seul un sens aux événements, pour charger les images. D’ailleurs  comment des parents même aussi attentifs et aimants que l’ont été les siens, auraient-ils pu mettre pour elle des mots sur cette folie qui déchirait l’Espagne et résistait à toute logique… … C’est pourquoi, à mes yeux, ce que peint inlassablement Luz Serrano, ce ne sont même pas10 jours d’une vie, ce sont des ébranlements physiques, trop énormes pour sa constitution d’alors, des images illisibles, sans contours ni netteté, des faits incompréhensibles, des flashes intérieurs qui remontent et qu’elle tente d’organiser.
En fait,  elle peint inlassablement les effets bruts inclassables, et surement pour cela incontournables, d’à peine 10 jours de la vie d’une enfant de 2 ans.

Aussi, réduire les tableaux de LS à une chronique de la Retirada, même vue par des yeux d’enfant, c’est passer à côté de l’essentiel. Car, si, comme dit plus haut, cette peinture nous « happe » et nous trouble,   c’est parce  qu’elle a le pouvoir de nous entrainer  à notre tour dans cet en-deçà des mots, dans un total espace  de mystère.


Au 401 Septembre 2019

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